Fiscalité 3.0 : relever les défis posés par l’économie du numérique et l’Intelligence Artificielle !

Des défis économiques…jusqu’à la souveraineté de l’Etat

A l’occasion de la « Journée du savoir » en Russie le 1er septembre 2017, Vladimir Poutine déclarait « le pays qui dominera l’intelligence artificielle dominera le monde ». Prédicateur sûrement, le message du Président s’appuie sur des données réalistes : le marché mondial de l’Intelligence Artificiel devrait atteindre 36,8 milliards de dollars d’ici à 2025[1].

Plus globalement, notre révolution industrielle à nous, la révolution numérique, a déjà profondément modifié nos modes de consommation, nos rapports à la production et à la création de valeur et de richesses.

La nouvelle économie est dominée par la gratuité, la valeur est souvent issue de données personnelles facilement délocalisables, elle n’est plus uniquement produite par les salariés de l’entreprise et ses fournisseurs, mais aussi, et surtout, par les utilisateurs. Corrélativement, le cadre de l’activité des entreprises s’est profondément modifié.

Pour autant, et alors que les réformes industrielles ont toujours appelé à des réformes fiscales de grande ampleur, le droit fiscal, français en particulier, s’avère totalement inadapté à cette transformation de l’économie qui bouscule ses principes de base que sont l’analyse de la création de valeur, et les règles permettant aux Etats de déterminer le pouvoir d’imposer. Les entreprises les plus importantes (en termes de taille et de création de valeur), peuvent s’employer à des stratégies de planification fiscale qui exploitent les failles et les différences entre les régimes étatiques en vue de faire disparaître des bénéfices ou de les transférer dans des territoires plus cléments où elles n’ont guère d’activité réelle[2].

Face à cela, certains Etats tentent de s’organiser communément – bien que de façon souvent disparate –. C’est tout l’objet du projet commun OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (« BEPS »), qui a notamment recensé l’ensemble des problèmes fiscaux soulevés par cette « nouvelle » économie aujourd’hui difficilement différenciable de l’économie mondiale proprement dite.

En France, de nombreuses études ont déjà été menées sur le sujet, depuis plusieurs années. Et s’agissant désormais des inquiétudes soulevées par l’impact de l’Intelligence Artificielle en particulier, l’actuel gouvernement a missionné le mathématicien Cédric Villani – député LREM – en vue de proposer une stratégie pour les prochaines années, « définir si un débat doit être mené et sur quels sujets »[3].

Evidemment ! Le débat est déjà entamé ! Mais il n’intègre encore que très peu la nécessité de transformer profondément la fiscalité qui, comme science sociale du droit, peine à évoluer au rythme des mutations liées à la nouvelle économie. Pourtant, pour jouer pleinement son rôle, une fiscalité moderne ne peut plus ignorer ces dynamiques : il s’agit désormais d’une question de survivance du modèle étatique.

 

Les principes de la fiscalité bousculés

L’économie numérique et l’Intelligence Artificielle[4] ont recours, sans équivalent, à des actifs incorporels, à une utilisation massive des données. Ils déploient de nouveaux modèles d’activité sophistiqués qui créent souvent de la valeur à partir de services gratuits – l’Intelligence Artificielle est à cet égard quasiment gratuite en valeur relative – et qui rendent difficile la détermination du pays dans lequel la valeur est créée. Elles se caractérisent par l’intensité des efforts d’innovation et la recherche systématique d’une croissance forte et rapide. Les technologies sont exponentielles et très imprévisibles[5] : par définition et comparaison, le droit, lui, évolue lentement.

Conséquence, ces modèles vident la matière imposable de sa substance, s’étendant à des pans de plus en plus importants de l’activité économique.

L’économie numérique, et l’Intelligence Artificielle en particulier, ont tendance jusqu’à présent à détruire plus d’emplois qu’elles n’en créent – en tout cas de façon certaine auprès de la main d’œuvre « peu » ou « pas » qualifiée – et engendrent déjà des transformations majeures sur le marché du travail auxquelles nous ne sommes pas préparés. Ces destructions d’emploi, redirections de la demande, pourraient accroître les besoins en ressources publiques (en termes d’adaptation de l’apprentissage et de la formation, d’aide à l’emploi…), sans pour autant générer de recettes fiscales supplémentaires[6].

 

Face à ces constats, un nombre important de questions doivent constituer l’urgence de la réforme.

De quelle manière cette économie participe-t-elle aux richesses des pays ?

Comment caractériser, évaluer, localiser les transactions numériques ?

Doit-on se diriger vers un autre critère que celui de l’établissement stable pour collecter l’impôt sur les sociétés ? Les concepts de source et de résidence, la qualification des bénéfices doivent, de toutes les façons, être adaptés.

Le droit fiscal doit-il – et si oui, comment –  appréhender les flux de données et le travail gratuit ? Est-il nécessaire de taxer la valeur créée par l’intelligence artificielle ? Peut-on sérieusement envisager de taxer l’utilisation des robots ? Leurs activités ? Le résultat de cette activité ?[7] Ces démarches ne seraient-elles pas plus un frein qu’un encouragement à nos entreprises à prendre à leur tour le virage du numérique et de l’I.A si elles ne sont pas accompagnées par ailleurs d’une simplification et d’un abaissement drastiques de la fiscalité des sociétés déjà en vigueur ?

 

L’heure de proposer et de réformer !

A l’image du programme de l’OCDE sur ces aspects, les experts français ont donc déjà identifiés tous les défis liés à cette « nouvelle » économie. L’heure est désormais à la proposition et à la réforme : n’attendons pas, une nouvelle fois, d’être dépassés par l’ampleur des phénomènes qui nous entourent et qui entourent l’activité humaine, qui transformeront l’état du marché du travail.

A cet égard, le rapport Collin & Colin avait déjà fait un nombre important de propositions intéressantes depuis 2013 : mise en place d’une négociation internationale sur la répartition entre les Etats du pouvoir d’imposer les grandes entreprises de l’économie numérique ; redéfinition du critère d’établissement stable ; détermination des prix de transfert ; instauration d’une fiscalité incitative pour la collecte et l’exploitation des données (…).

Ces propositions doivent être actualisées pour inclure les nouveaux défis posés par l’I.A.

Par ailleurs, une fiscalité moderne et adaptée à ces enjeux doit être, avant tout, une fiscalité internationale où les décisions entre les Etats (tous les Etats !) sont coordonnées. Notre économie se joue des frontières, la fiscalité doit en faire autant !

Tout en régulant, les grands principes de la fiscalité devront être maintenus, que sont les exigences de la neutralité, de l’efficience, de la certitude, de la simplicité, de l’équité et de la flexibilité.

Enfin, n’oublions pas que nous sommes également entrés dans une guerre de la connaissance, dans laquelle nous ne souhaiterions pas que toutes les évolutions ne soient que le résultat de conceptions américaines et asiatiques : la France dispose de sérieux atouts[8] et doit parvenir à s’imposer, la fiscalité peut l’y aider !

 

 

Manon LAPORTE
Avocate
Conseillère régionale d’Ile-de-France
Déléguée spéciale aux actions culturelles et artistiques dans les lycées

 

 

 

[1] La situation actuelle de l’I.A dans le monde consacre les avantages techniques des GAFAM et des BATX (pour l’Asie), les pays européens sont importateurs massifs d’I.A qu’ils ne produisent que très peu.

[2] Ces problématiques, dont l’ampleur a été récemment révélée par l’affaire dite des « Paradise Papers » est tout l’objet du projet commun OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices.

[3] Initialement prévue pour fin janvier, la remise du rapport a été repoussée début avril.

[4] On parle en particulier d’Intelligence Artificielle lorsqu’une machine imite des fonctions humaines.

[5] Les spécialistes considèrent que d’ici à 2026, nous passerons à l’ « Artificial General Intelligence » qui mise sur le raisonnement artificiel et les algorithmes génétiques afin de doter la machine d’une sorte de conscience.

[6] A cet égard, le continent africain qui pourrait passer à l’économie nouvelle sans transition en serait particulièrement fragilisé.

[7] Certains ont envisagé de taxer les robots en calculant un salaire hypothétique correspondant à ce qu’un être humain aurait perçu pour un travail équivalent. Le revenu théorique équivaudrait à l’avantage économique découlant de l’utilisation de robots plutôt que de main d’œuvre humaine. D’aucuns ont aussi par exemple envisagé la mise en place d’une taxe sur l’autonomisation qui serait fondée sur le ratio entre le chiffre d’affaires et l’effectif des entreprises. Plus de nombre de robots rapporté au chiffres d’affaires est élevé, plus le montant de la taxe augmenterait.

[8] Parmi lesquels, 18 masters spécialisés en I.A qui forment plus de 1000 étudiants par an, 250 équipes de recherche en I.A, soit 5300 chercheurs dont 4000 sont situés en dehors de la région parisienne.