Réforme de l’apprentissage : ses atouts, ses limites
Par SOFIAN CHIHEB
– Développeur de l’apprentissage – Chambre Consulaire – Hauts-de-France.
Co-signée par MANON LAPORTE
– Avocat Fiscaliste au Barreau de Paris, docteur en droit fiscal – Conseillère régionale d’Ile-de-France – Déléguée spéciale aux actions culturelles et artistiques dans les lycées.
Le 9 février 2018, le gouvernement a dévoilé vingt mesures pour favoriser la promotion et le développement des filières d’apprentissage. Il a ensuite lancé une grande concertation avec les différentes branches concernées par ce type de contrat, avec les hauts et les bas inhérents à ce genre de négociations. Mais voilà qu’en ce début de juillet 2018, le Sénat lui-même menace de rejeter ce projet de loi (examiné en séance le 10 juillet) si des éclaircissements ne sont pas apportés sur quatre points essentiels : le partenariat entre les Ministères de l’Éducation Nationale et du Travail, la participation des régions dans le pilotage de la réforme, la revalorisation de l’enveloppe de celle-ci entre 180 à 250 millions d’euros, et le coût des contrats, qui sont élevés mais qui font aussi vivre les CFA (Centres de Formation à l’Apprentissage).Nouvelle répartition des aides, mesures de protection fragilisées car mal définies ou supprimées, solutions présentées comme originales mais ayant déjà été testées, portrait approximatif des jeunes qui empruntent cette voie, tout ceci ne participe pas à éclaircir le flou qui entoure à la fois cette réforme, dans ses textes, et ce parcours de professionnalisation en général.
En tant qu’agent chargé de développer l’apprentissage au sein de la Chambre Consulaire des Hauts-de-France, je me permets donc de donner ici quelques clefs d’analyse pour mieux comprendre le sujet et faire avancer le débat.
Mon métier sur le terrain me fait fréquenter environ 400 entreprises par an, toutes concernées par l’apprentissage, ses règles, ses avantages mais aussi ses difficultés. De mon point de vue, une telle réforme est réellement nécessaire, sous réserve qu’elle soit bien menée, avec une conscience avisée des acteurs et des bénéficiaires. Après une lecture attentive du projet, je peux affirmer que cette réforme est encore largement perfectible afin de pouvoir porter pleinement ses fruits.
Commençons par les pistes qui me semblent prometteuses : tout d’abord, le gouvernement souhaite faire de l’apprentissage une arme contre le chômage et étendre la possibilité de souscrire un contrat d’apprentissage jusqu’à l’âge de 30 ans (contre 26 ans actuellement), ce, afin d’aider leur réinsertion professionnelle. Cette mesure est présentée comme novatrice. Toutefois, il faut signaler que depuis plus de deux ans déjà, la Région Hauts-de-France prône la valorisation de ces filières comme une véritable alternative aux cursus généraux surchargés et ne débouchant pas forcément par un emploi, et qu’elle teste d’ores et déjà l’extension de ces contrats, de 15 ans (pour des élèves ayant terminé leur année de 3ème) à 30 ans. Le gouvernement surfe donc sur une tendance de fond, non sur une idée révolutionnaire.
Par ailleurs, concernant les jeunes, l’une des pistes prévoit une durée de contrat modulée en fonction de la qualification de l’élève. Or, cette mesure n’est pas nouvelle: un élève ayant obtenu son bac peut déjà obtenir son CAP en un an au lieu de deux. Rien de bien nouveau sur ce sujet-là non plus. Il reste l’aide à l’obtention du permis de conduire qui me semble indispensable à ces métiers, mais qui n’influera que très peu sur la réussite de cette réforme. Quand on sait qu’environ 1,3 million de jeunes sont sans emploi et hors de tout système scolaire, on serait en droit d’attendre un projet plus ambitieux que des solutions remâchées !
S’agissant des entreprises, il est prévu de reconcevoir les diplômes en fonction des besoins des différentes branches : c’est une très bonne initiative à la condition sine qua non que ce processus prenne bien en compte les attentes des TPE-PME, premiers souscripteurs de ces contrats, au dépend des grands groupes industriels.
Le panel d’aides allouées aux entreprises doit être remanié en profondeur. En effet, le gouvernement prévoit d’unifier les trois aides et le crédit d’impôt pour les apprentis MAJEURS, en une seule aide ciblée sur les niveaux bac et post-bac pour les TPE-PME. Unifier les aides, c’est très bien, mais qu’elles soient effectivement versées, ce serait mieux ! La charge administrative liée aux seules demandes de ces aides est telle qu’avant que l’employeur n’en perçoive le premier euro, il peut se passer un temps considérable ! Outre l’unification, il faudrait donc envisager une automatisation de ces demandes afin d’alléger cette charge et rendre ces aides plus efficaces. Ne pourrait-on imaginer d’effectuer le versement systématique du premier tiers de cette aide dans les 6 mois après la signature du contrat ? Par ailleurs, qu’en est-il des apprentis MINEURS ? L’aide TPE 4400€ sera-t-elle amenée à perdurer ou sera-t-elle reclassée au sein de l’aide Initiative 3000€.
En outre, le crédit d’impôt de 1600€ accordé jusqu’à présent aux entreprises de plus de 250 salariés doit être supprimé. Comment veut-on inciter ces entreprises à miser sur l’apprentissage si elles n’ont plus aucune contrepartie en retour ? Pourquoi ne pas prévoir à la place une diminution progressive de ce crédit en fonction du nombre de salariés ou du chiffre d’affaires de l’entreprise?
Le gouvernement prétend que les apprentis entre 16 et 20 ans seront mieux rémunérés (30€ d’augmentation de salaire net mensuel) et que les horaires des apprentis mineurs seront plus encadrés et limités à 40h par semaine (heures supplémentaires incluses). C’est une bonne initiative car jusqu’à présent, il fallait une dérogation pour justifier cette augmentation, et à mon avis, elle devrait être généralisée dans le cas d’usage de machines dangereuses (par exemple dans les filières de boucherie-charcuterie). Mais d’une part, il est déjà inscrit dans la loi qu’un mineur ne peut pas travailler plus de 35h/semaine, avec des conditions de volume horaire et de temps de repos très stricts et ne peut effectuer plus de 5 heures supplémentaires par semaine, donc où est l’intérêt de faire des 40h maximum hebdomadaires une « mesure » de cette réforme ? D’autre part, à mon sens, le gouvernement ne vise pas le bon public avec cette augmentation de salaire. Jusqu’à 20 ans, celui-ci importe peu aux apprentis qui vivent encore pour la plupart chez leurs parents, la question centrale porte plutôt sur l’orientation – et sur les difficultés d’obtenir des renseignements sur ces filières.
Mon expérience me porte plus à croire que la promotion de l’apprentissage et les problématiques qui doivent être envisagées en priorité sont celles des 18-30 ans. En effet, de nombreux jeunes restent plus longtemps chez leurs parents et prennent plus de temps pour mûrir leur projet professionnel, d’autant plus qu’ils sont peu ou mal informés. Arrivant plus tardivement en entreprise, ils coûtent plus cher à l’employeur. En effet, si un employeur embauche un apprenti mineur, il devra lui verser la première année 374,62€ mensuels, contre 794,20€ pour un apprenti de plus de 21 ans, avec une augmentation la deuxième année. Ceci constitue souvent un frein à l’embauche. À mon avis, il ne faudrait pas que la rémunération des apprentis majeurs quel que soit leur âge après 18 ans, dépasse les 37% du SMIC (soit 554,44€ actuellement), au moins pendant six mois. Passer à un seul barème de salaire au lieu de deux actuellement (18-21 ans puis 21 ans et plus) afin de leur donner plus de chances de trouver une entreprise, tout en leur permettant de prendre leur indépendance et/ou de trouver une voie vers la réinsertion.
Je préconise également la création d’une prime de mérite aussi bien pour l’employeur que l’apprenti qui aura effectué l’intégralité de son contrat au sein d’une même entreprise, car un facteur très important d’échec, qui est mesurable mais incontrôlable, c’est la rupture de contrat. Ainsi, je propose l’institution d’une charte à l’embauche signée par les deux parties en même temps que le contrat, incluant les règlements intérieurs du CFA et de l’entreprise qui prennent en charge le jeune, et assortie d’une vidéo de e-learning qui pourra servir d’outil de médiation afin que l’apprenti comme l’employeur soient au courant des enjeux, et le cas échéant des conséquences du contrat.
Une médiation devrait aussi être accessible à tout moment en cas de rupture du contrat. En effet, le gouvernement envisage de supprimer la période d’essai de 45 jours et le passage obligatoire devant le conseil des prud’hommes si une rupture intervient. Mais ce faisant, il supprime également un garde-fou majeur de ce dispositif, et il existe un risque réel de tomber dans l’abus de rupture. Autant je comprends le désarroi d’un employeur face à un jeune démotivé qui ne fait plus rien, autant je comprends également la démotivation de ce jeune quand il n’est affecté qu’aux photocopies, à la machine à café, ou au ménage. Donc pourquoi ne pas mettre en place un médiateur assermenté de proximité qui permettrait la validation rapide et dans les règles de la rupture, avec des honoraires forfaitaires partagés par exemple ?
Enfin, concernant le cadre de formation et l’accès à ces formations, le gouvernement propose la possibilité d’embauche tout au long de l’année : c’est une bonne idée, mais très difficile à mettre en place du point de vue de l’organisation, car les dates d’examens et de validation du diplôme sont fixes. Pour accueillir des jeunes en cours d’année, il faudrait plus de classes ou des modules de rattrapage dans le cadre des formations diplômantes. Je pense que le gouvernement n’a pas pris en considération le fonctionnement des centres de formation, car derrière chaque contrat, il y a des formateurs, un planning, et au final des résultats. Il manque peut-être un outil pour mesurer ces résultats effectifs. En tout cas, une simple équation mathématique s’impose : si on veut plus d’apprentis, il faudra plus de centres et plus de formateurs et donc davantage de financements.
De même, si on veut que l’information et le suivi entre les jeunes, les centres et les entreprises se passent mieux, il faut des agents de terrain capables de les assurer. Or, ces postes sont en danger. Dans les Hauts-de-France, nous ne sommes plus que 17 contre 51 il y a encore quelques années : ceci représente une triple charge de travail, des effectifs qui s’essoufflent, un suivi de moindre qualité, et une impossibilité de répondre au volume de demandes, avec ce que cela comporte de déceptions. Tout ceci retentit sur le nombre d’entreprises qui acceptent de miser sur l’apprentissage. Là encore, tout est question de moyens : à cause nationale, budget en conséquence. Cela ne semble pas être le chemin emprunté par le gouvernement.
Quant à l’idée de classes préparatoires à la professionnalisation, il me semble que cette aide devrait être inscrite au programme de l’Éducation Nationale, car tous les élèves devraient y avoir droit et non pas seulement ceux que l’on a choisis. On pourrait par exemple imaginer des modules ciblés (estime de soi, alternance, rédaction d’un CV, d’une lettre de motivation), et une refonte du système d’orientation dans sa globalité, afin d’en finir avec l’idée de « voie de garage » : l’apprentissage est au contraire une voie d’excellence ! De plus, si un parcours professionnel mène à un emploi et qu’un jeune peut s’y épanouir, de quel droit émettrait-on un jugement de valeur sur celui-ci ?
Enfin, il faut miser beaucoup plus sur le numérique et l’ensemble des technologies digitales dès la 3ème car le codage est comme une seconde langue pour les jeunes d’aujourd’hui et les outils informatiques n’ont aucun secret pour eux, pour peu qu’on les guide dans cette voie. Tous peuvent se révéler doués dans ce domaine, qui représente l’avenir, des millions d’emplois et des investissements immenses, pourquoi gâcher ce potentiel en ne prenant pas suffisamment en compte ce paramètre ?
En résumé, pour que cette réforme fonctionne, il faut :
1- Une véritable synergie entre les ministères de l’Éducation Nationale et du Travail et des modules d’apprentissage en 4ème pour préparer tous les jeunes sans distinction,
2- Des négociations entre branches, mais coordonnées par les régions,
3 – Un outil de centralisation des différents interlocuteurs de l’emploi par zone de géolocalisation, pour que jeunes et employeurs s’y retrouvent et sachent à qui s’adresser (missions locales, Pôle Emploi, Proche Emploi, Parcours 59, PIJ, PLI, etc.),
4- La poursuite du financement de la promotion du dispositif d’apprentissage au niveau régional, car sans les agents de terrain pour faire le relais entre jeunes et entreprises, le message est brouillé,
5- Le développement des formations informatiques, numériques et digitales en CAP, véritable levier de croissance future et accessible dès le plus jeune âge.
Et surtout, que jeunes et employeurs restent motivés, car c’est toujours dans la motivation que chacun trouve la force de réussir ses projets, qu’ils soient professionnels ou personnels.
Cette réforme est tellement nécessaire, pourquoi ne prend-on pas le temps d’en faire un projet complet et bien pensé, en s’inquiétant réellement de l’avenir de la jeunesse ?